Optigestion - Michel Barnier : « L’Europe ne manque ni d’audace ni de courage » Barnier_2e418
« Dans une telle crise, le moteur franco-allemand est absolument vital », explique Michel Barnier. © Zucchi Enzo/European Union

Europe

Pour le négociateur européen du Brexit, la crise actuelle fait naître de nouvelles solidarités entre les Vingt-Sept.

 

Le Figaro - 6 juin 2020 - Par Anne Rovan

Ancien ministre et ancien commissaire européen, Michel Barnier, 69 ans, pilote depuis octobre 2016 les négociations de la Commission européenne avec le Royaume-Uni dans le cadre du Brexit.

LE FIGARO. - La Commission a proposé un plan de relance de 750 milliards d’euros, mais rien ne sera possible sans l’accord des Vingt-Sept. Comment convaincre les pays dits « frugaux » de donner leur accord ?

Michel BARNIER. - Avec ce plan de relance européen, la Commission est au rendez-vous de cette crise. Et je suis très heureux que la présidente Ursula von der Leyen ait fait preuve d’audace et ait tenu la barre ferme, tout en écoutant les États membres et le Parlement européen.
Déjà, il y a 10 ans, si tous les États membres ont soutenu la Grèce, c’est parce que leur intérêt était de préserver l’intégrité de la zone euro. Dans la crise actuelle, nous avons tous intérêt à la solidité du marché unique. J’ai confiance dans l’esprit de solidarité des dirigeants pour trouver un accord qui préservera pour l’avenir notre intérêt commun.

Le plan de relance à 750 milliards d’euros est-il une mauvaise nouvelle pour le Royaume-Uni, qui aura face à lui un partenaire probablement plus fort et une Union encore plus intégrée ?

Je pense au contraire qu’une Europe forte et unie est une bonne nouvelle pour les Britanniques, puisque l’UE représente 47 % de leurs exportations.

Comment convaincre les pays dits « frugaux » de donner leur accord ?

Les dirigeants des Pays-Bas, de l’Autriche, de la Suède et du Danemark, que je connais bien, sont aussi des européens convaincus. Ils demandaient un budget moderne, mettant l’accent sur des politiques modernes. Ils voulaient que la priorité soit donnée aux investissements et que l’effort de relance soit ponctuel et exceptionnel. C’est ce que leur propose Ursula von der Leyen.

Avez-vous été surpris que la France et l’Allemagne parviennent à formuler une proposition commune ?

Je n’ai pas été surpris, si ce n’est par le montant très ambitieux de cette proposition : 500 milliards d’euros de subventions. Le dialogue franco-allemand n’a jamais été spontané ni facile. Et je pense qu’il est à la fois de plus en plus nécessaire et de moins en moins suffisant. Dans une telle crise, le moteur franco-allemand est absolument vital. Le président Macron et la chancelière Merkel sont profondément européens. Ils ont été à la hauteur de leur responsabilité.

Prennent-ils un gros risque en cas d’échec ?

C’eût été prendre plus de risques de ne rien faire.

À chaque fois qu’elle traverse une crise, l’UE se renforce avec de nouveaux instruments mais s’affaiblit aussi, avec des cicatrices et des fissures nouvelles entre les États membres…

Je ne suis pas fédéraliste et je pense depuis très longtemps que l’Europe est bien plus qu’un syndicat international. Mais c’est une communauté qui ne doit pas gommer les identités. C’est là toute la difficulté du projet européen. L’identité nationale n’est pas un gros mot. Des crises naissent les fragmentations et la tentation du chacun pour soi. Mais les crises créent aussi de nouvelles solidarités. Lors de la crise financière, quand j’étais commissaire au Marché intérieur, nous n’avons pas réglé tous les problèmes mais nous avons reconstruit une architecture de régulation grâce à laquelle les banques - qui jouent un rôle très important en ce moment - sont beaucoup plus solides en raison des mesures prudentielles considérables que nous ­avions alors mises en place.

L’Europe ne manque ni d’audace ni de courage. La crise du coronavirus va amener les Vingt-Sept à emprunter ensemble et à lever des ressources propres qui se substitueront utilement aux contributions nationales. Le fait que l’UE puisse ainsi être identifiée par des taxes communes, par exemple sur les Gafa ou les transactions financières, est une avancée démocratique. Il va falloir aller au bout des réformes que nous initions. Cela n’a pas été le cas lors de la création de la zone euro, quand on a lancé la monnaie unique sans se préoccuper de la nécessaire coordination des politiques budgétaires. Ou avec Schengen, quand on a mis en place la libre circulation sans s’assurer que les frontières extérieures étaient correctement tenues.

La chancelière allemande, Angela Merkel, est favorable à une révision des traités. Est-ce le moment ?

Je n’ai pas oublié 2005. Cela prend du temps et comporte des risques. Dans une période de crise et d’inquiétude sociale, la bonne réponse ne peut pas être d’abord insti­tutionnelle. Utilisons d’abord tous les outils à notre disposition pour apporter des réponses avant de les consolider dans une révision du traité.

Redoutez-vous une montée des populismes et des tensions nationales comme celles que l’on observe actuellement aux États-Unis ?

Le décès tragique de George Floyd nous a tous touchés. Il y a des angoisses et des fragilités communes à toutes nos sociétés. Depuis plusieurs années, la colère sociale monte et s’exprime parfois avec véhémence, comme nous l’avons vu avec les « gilets jaunes » en France. Mais il ne faut pas confondre populisme et sentiment populaire. C’est aussi le sentiment d’être abandonné, de ne pas être protégé contre les dérives de la mondialisation, de vivre dans un désert industriel qui est à l’origine du Brexit.­ On retrouve ce même sentiment en France, en Belgique et dans d’autres pays. La crise du coronavirus aggrave les difficultés. Il faut écouter, expliquer et répondre. La bonne protection n’est pas le protectionnisme. C’est l’investissement commun qui nous permettra de retrouver notre souveraineté européenne, de rebondir et de créer des emplois. C’est le sens de la stratégie industrielle européenne portée par Thierry Breton.

Vous dites qu’il faut écouter le sentiment populaire. En France, le chômage a augmenté de 22 % en avril, soit 850 000 chômeurs de plus sur un mois. Le gouvernement en a-t-il fait assez ?

Cette crise a eu une conséquence immédiate et terrible sur l’emploi. Il faut bien sûr en tirer les leçons mais surtout éviter d’en donner. Le gouvernement d’Édouard Philippe, sous l’impulsion du président, a fait face en mettant en œuvre des moyens exceptionnels. Des dizaines de milliers de prêts garantis ont été consentis, des grandes entreprises ont été recapitalisées, l’État a pris en charge de manière conséquente le chômage partiel. Beaucoup a été fait.

Que dire à ces jeunes qui ont perdu leur emploi et aux jeunes diplômés qui n’en trouveront pas cette année ?

La réponse est dans la reconstruction. Il y a un besoin de respect, de justice sociale et fiscale. Il faut « faire nation », à travers un nouveau contrat social et républicain. Avec des mesures importantes de justice, une nouvelle confiance dans les territoires qui ont démontré leur efficacité dans la crise, un renforcement de la participation, un investissement massif dans l’écologie et un accompagnement dans la transition numérique, sachant que tout le monde n’est pas sur un pied d’égalité comme l’a révélé cette crise. Une partie de la réponse sera européenne puisque la France va aussi bénéficier des différents outils proposés par la Commission. Les réponses nationales seront plus faciles si elles s’inscrivent dans ce cadre. Et, au premier semestre 2022, la présidence française de l’UE accentuera probablement cette réponse commune.

Où en êtes-vous avec Les Républicains ?

J’ai toujours été fidèle à ma famille politique sur la base d’engagements qui restent et resteront les miens : le gaullisme social et l’Europe. Certains de mes amis opposent encore la souveraineté européenne à notre souveraineté nationale, alors qu’elles se renforcent. Je suis parfois minoritaire dans mon parti mais j’ai toujours été respecté.

Votre nom circule pour Matignon. Êtes-vous prêt à quitter Bruxelles ?

Je reste un citoyen engagé et un homme politique français et européen. Je suis donc très attentif à ce qui se passe dans mon pays. Mais, aujourd’hui, au moment où nous parlons, je suis dans une négociation difficile avec les Britanniques et je suis totalement mobilisé sur cette tâche.